mardi 27 décembre 2011

Portrait #2 : Nakahara Chûya

(29.04.1907 - 22.10.1937)



Poète (haiku, tanka), né à Yamaguchi-ken, traducteur de littérature française, en particulier de Rimbaud et Gide. Il commence à écrire à la mort de son petit frère, qui succombe à une maladie en 1915. Publié dans des magazines en 1920, son intérêt pour la littérature prend un nouvel élan lorsqu'il lit "Les poèmes de Shinkichi le Dadaïste" en mars 1923. En décembre de la même année, il rencontre Hasegawa Yasuko, actrice, avec laquelle il s'installe l'année suivante. Suite à sa rencontre avec le peintre et poète Tominaga Tarô (1901-1925), il commence à s'intéresser à la poésie française. Sa propre création poétique restera marquée par les influences dadaïstes et symbolistes. Il monte à Tokyo en 1925 avec Yasuko, qui le quittera pour Kobayashi Hideo (1902-1983, qui deviendra l'éminent critique littéraire que l'on sait). En décembre 1927 commence sa collaboration avec le musicien Moroi Saburô (1903-1977).

Il participe brièvement à des magazines littéraires (dont Hakuchi-gun, Les Idiots, et Kigen, Ere), passe à un cheveu de travailler pour la radio NHK, poursuit le français au sein de différentes institutions (Cours préparatoire de Waseda, Athénée Français, Langues étrangères de Tokyo) et traduit Rimbaud - ses poèmes de jeunesse, sa correspondance avec Verlaine...

Traumatisé par la mort de son premier fils né de son mariage avec une parente éloignée, il devient fragile psychologiquement, et décède en 1937 d'une méningite tuberculeuse. Il a l'alcool mauvais, et s'il fait partie du groupe d'écrivains de Dazai Osamu, ils seront toujours en mauvais termes. Considéré naguère par ses compagnons de littérature comme le parasite de Dazai, il est aujourd'hui placé à l'égal d'Hagiwara Sakutarô ou Kitahara Hakushû. Ce, en grande partie grâce à Kobayashi Hideo ; si ce dernier lui a volé sa maîtresse, ils resteront toujours amis, et c'est à lui que Chûya confiera avant sa mort le second volume de poèmes qu'il a compilé lui-même après Yagi no uta (Poèmes de la chèvre), qui sera intitulé Arishihi no uta (Poèmes des jours passés). La postérité de son oeuvre doit également beaucoup à Ôka Shôhei qui éditera ses oeuvres complètes.

On doit également à Tomokawa Kazuki la mise en musique de ses poèmes (et à la Blogothèque de très beaux Concerts à Emporter dudit Tomokawa, ainsi qu'un film documentaire, La Faute des Fleurs.)














Extrait de Arishihi no uta 




La Lumière de la lune - 1


La lumière de la lune brille
La lumière de la lune brille


Dans le buisson au coin du jardin
se cache le petit garçon qui est mort


La lumière de la lune brille
La lumière de la lune brille


Ho, Tircis et Amante
surgissent de la prairie


Je viens avec une guitare
mais je suis sur le point de la jeter


La lumière de la lune brille
La lumière de la lune brille


La Lumière de la lune - 2


Oh, Tircis et Amante
Viennent s'ébattre dans le jardin


Ce soir est un vrai soir de printemps
Il y a même une brume chaude et humide


Je suis sur le banc du jardin
Baigné dans la lumière de la lune


La guitare est à côté, et pourtant,
Pas un instant il n'est probable que j'en joue


En face de la prairie, il y a la forêt
Où il fait si noir, si noir


Oh! Pendant que Tircis et Amante
Conversent à voix basse


Tel un insecte, l'enfant qui est mort
est tapi dans la forêt




(Depuis Aozora bunko :

月の光 その一



月の光が照つてゐた
月の光が照つてゐた

  お庭の隅の草叢くさむら
  隠れてゐるのは死んだ児だ

月の光が照つてゐた
月の光が照つてゐた

  おや、チルシスとアマントが
  芝生の上に出て来てる

ギタアを持つては来てゐるが
おつぽり出してあるばかり

  月の光が照つてゐた
  月の光が照つてゐた


月の光 その二



おゝチルシスとアマントが
庭に出て来て遊んでる

ほんに今夜は春のよひ
なまあつたかいもやもある

月の光に照らされて
庭のベンチの上にゐる

ギタアがそばにはあるけれど
いつかう弾き出しさうもない

芝生のむかふは森でして
とても黒々してゐます

おゝチルシスとアマントが
こそこそ話してゐる間

森の中では死んだ子が
蛍のやうにしやがんでる)


Liens :

[edit] : un volume de (très belles) traductions par Yves-Marie Allioux est paru chez Philippe Picquier. Je reste par contre beaucoup plus circonspecte sur les choix graphiques de l'éditeur en question sur ce volume en particulier :/






mercredi 21 décembre 2011

Uchida Hyakken, enfin traduit en français

C'est l'auteur de l'excellente traduction de Dogra Magra, Patrick Honnoré, qui nous offre cette fois-ci en français une partie de l'oeuvre mystérieuse et singulière d'Uchida Hyakken (récits extraits de Meido - Realm of the Dead et Ryojun Nyûjôshiki - Triumphant March into Port Arthur, comme la traduction anglaise de Di Nitto, bien que le choix soit plus restreint). Un petit livre à la couverture sobre et élégante, une préface complète et intelligente, et des notes limitées au strict minimum et rejetées en fin de livre pour mieux apprécier le texte. Joyeux Noël :)




lundi 17 octobre 2011

Les fausses lunettes



Murayama Tomoyoshi se marie en 1924 avec Okauchi Kazuko. Elle écrit déjà des histoires pour les enfants avant son mariage, et ne se contente pas uniquement de partager sa coupe de cheveux avec son mari, puisqu'ils créent ensemble quelques uns des premiers dessins animés pour enfant au Japon (elle écrit, il dessine).



Les fausses lunettes (おもちゃのめがね)- Murayama Kazuko (1903 - 1946)


                                   




Il était une fois une vieille femme. Comme ses yeux étaient devenus très faibles, elle voulut une paire de lunettes, et mettant ses économies dans son portefeuille, elle alla chez le lunetier. Elle dit :
« Monsieur le lunetier, je vous donne tout l’argent qui est dans ce porte-monnaie, alors vendez moi vos meilleures lunettes. » Le lunetier regarda dans le porte-monnaie, et n’y trouvant que 20 pièces de cuivre de 5 rin[1], malgré sa déception, se dit que 10 sen, c'était toujours dix sen, et que n'en faire pas profit c'était ne rien gagner du tout :
« Madame. Il y a tout juste dix sen. » et disant ces mots lui donna de fausses lunettes. La vieille femme, toute heureuse, les prit et rentra chez elle.
Le soir, elle reçut le journal, chaussa ses lunettes et commença à lire. Mais elle ne pouvait distinguer un seul caractère. Fatiguée d’écarquiller les yeux comme des soucoupes, elle s’endormit. Puis elle oublia tout à fait cette histoire de lunettes.

Un mois passa, et la vieille femme s’apercevant de nouveau que ses yeux étaient faibles, rassembla ses économies, alla chez le lunetier. Mais évidemment il y avait tout juste vingt pièces de cuivre de 5 rin, et le lunetier comme auparavant lui donna de fausses lunettes. La vieille femme les chaussa, mais ne pouvait distinguer un seul caractère, et oublia sur le champ cette histoire de lunettes. Cela se répéta de mois en mois, et finalement la maison de la vieille femme fut pleine de lunettes factices. A tel point qu’elle ne pouvait plus dormir chez elle la nuit. La vieille femme, triste, se mit à pleurer.

Les fausses lunettes virent pleurer la vieille femme, et la prirent en pitié, et courbèrent leur corps, rétrécirent leurs mains, de manière à devenir toutes petites mais rien n’y fit.
La vieille femme les vit et cela lui fendit le cœur. Puis, finalement, elle prit sa résolution et décida de les échanger au marchand de jouet du quartier contre 5 yens et 50 sens.
Avec ses 5 yens et 50 sens, elle alla encore une fois chez le lunetier. Il compta l’argent, et lui donna cette fois-ci de vraies lunettes. La vieille femme n’eut plus besoin d’aller acheter des lunettes, et dans sa maison désormais spacieuse, put enfin tranquillement lire le journal.


[1] 0,001 yens.
Texte original  Aozora Bunko

jeudi 13 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)9



Le jour suivant, je me rendis chez Kimura, en banlieue.
Sur la porte était placardé un panneau « à louer ».
J’allais au porche de la maison voisine pour essayer d’en savoir plus.
Un vieil homme à longue barbe sortit, et me dit :
« Monsieur Kimura, voyons, cela fait bien dix jours qu’il a quitté les lieux »
« Et après cela il a du partir immédiatement pour la campagne ? »
« Oui, c’est cela même. Notre fils et nous-mêmes nous le trouvions bien gentil, nous l’avons donc accompagné jusqu’à la gare. »
« Plus de dix jours, c’est bien cela ? »
« C’est bien cela. Cela fait peut-être même déjà deux semaines, voyons… »
Sur ces mots, le vieil homme, tout en tirant sur sa barbe,  s’abîma dans ses pensées.



(fin.)


jeudi 6 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)8



Je montais la colline de Kudan. Le ciel, coupé en deux par le grand torii[1] était aussi bleu que la mer. Le feuillage et les troncs des cerisiers alignés de chaque côté étaient imprégnés de lumière.
Je foulais les pavés balayés avec soin, et me retrouvai devant l’entrée du Yūshūkan.
« Viens par ici » me dit-on à voix basse.
Surpris, je regardais autour de moi, et de l’autre côté des pavés se tenait un gendarme. Lorsque mon regard arriva à sa hauteur, il dit une seconde fois de la même voix « Viens par ici ».
Cependant, en même temps qu’il disait cela, pas un seul trait de son visage ne bougeait. Il fit mine d’avancer le pied gauche, toujours dans la même posture qu’auparavant, droit comme une statue.
Un jeune garçon qui portait à la main une casquette et semblait vouloir de faufiler de mon côté, tout en tirant son vélo, se découragea et se rapprocha du gendarme.
Le gendarme se retourna vivement.  Puis, ayant l’air d’encourager le jeune garçon, il finit par s’avancer.
Moi, à l’entrée, je me demandais ce que je devais faire.
Une fois que je serai passé à l’intérieur, je serais sûrement soulagé.  Je savais qu’il n’y avait rien que je puisse craindre à ce point.
Même s’il était de plus en plus évident que je n’avais aucune raison de m’inquiéter,  ou peut-être à cause de cela, je n’y étais pas très enclin.
J’entrais cependant.
L’intérieur était plus étroit que je ne le pensais, et très lumineux. Je passais comme en courant entre les arcs et les flèches, les drapeaux, les armures alignés.
Il n’y avait qu’une grande vitrine.
Des poupées à taille humaine présentaient les uniformes militaires d’autrefois.
Quand je passais devant les centaines de lames nues exposées, mon visage et mes mains m’apparaissaient saccadés.
Précipitamment, je quittais l’espace de la vitrine d’exposition.
Couvert d’une blouse qui ressemblait à un manteau de pluie, chaussé de sandales tressées à semelles de bois, le gardien, l’œil suspicieux, me dévisageait.
Je quittai l’espace où se trouvaient les fusils, passait devant les canons décorés, et alors  que j’arrivais vers la sortie, j’entrevis quelque chose d’horrible.
Précisément à l’endroit gagné par les ombres, où la lumière parvenait mal, se trouvait une vitrine excessivement grande. À l’intérieur, cinq ou six poupées habillées d’uniformes militaires se tenaient debout. Cependant, ni la taille, ni l’aspect, rien ne laissait penser qu’il s’agissait bien de poupées. Les mains et le visage qui seuls dépassaient étaient d’un drôle de jaune.
J’eus une soudaine envie de vomir.
Je me précipitais à l’extérieur ; le gardien de la porte de sortie, le regard à l’affût, me dévisageait.


[1] Construction constituée de deux piliers surmontés d’une pièce horizontale, généralement en bois peint en rouge qui marque l’entrée d’un temple shintō.

mardi 4 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)7



Au terminus, je descendis du train, et au bout du court chemin que j’empruntais, il y avait un restaurant chinois, un grand et affreux Chinois planté devant l’entrée.
Je m’engouffrais à l’intérieur.
Sur la terre noire et moite, au fond de cette entrée trop grande, était planté, silencieux, un Chinois identique à celui que j’avais vu à l’entrée. Le visage, la taille, absolument rien ne semblait différent. Je me demandais si c’était le même homme. Mais c’était impossible.
Le Chinois, subitement, se mit à rire et s’approcha de moi. Puis il s’enquit de ma commande.
Je m’assis sur une chaise crasseuse et me mit à réfléchir.
Alors même que je croyais avoir recouvré mes esprits, ça n’avait évidemment pas duré.
Pourquoi Kimura n’était-il pas là ? Et ce qui venait de se passer avec ce Chinois était inquiétant aussi.
Les plats que j’avais commandés arrivaient un à un. Je les ai tous mangés avec délices. Comme je n’avais rien mangé depuis le matin, j’avais le ventre creux.
J’eus envie de boire de l’alcool chinois.
Sur la bouteille ornée d’une étiquette rouge posée sur l’étagère d’en face était écrit « Alcool d’écorce d’aralia »[1]. Je commandai, mais le Chinois refusa. A côté, sur une bouteille à l’étiquette bleue était écrit  « Manoir de la vache de Takahashi »[2] « Alors, celui-là conviendra » dis-je, mais il refusa de même.  Puis,
« Monsieur, vous avez laissé votre estomac crier famine depuis ce matin avant de venir ici. Vous avez sans doute rencontré une jolie donzelle… »
Je me tus.
« Mais monsieur, vous avez un souci. Ça se voit. Votre ami, il est mort non ? Comme c’est dommage. »
Je regardai le visage du Chinois. Il souriait et me toisait.


[1] Il n’est pas sûr que le nom ait vraiment une signification. Le texte indique Gokahishu(五加皮酒)
[2] Même remarque que ci-dessus. 牛荘高梁.

lundi 3 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)6




Comme Kimura devait partir de la gare de Tōkyō par le train express du matin, je m’y rendis  pour lui dire au revoir.
Le ciel du printemps tardif était clair, et des pigeons volaient autour de la tour de l’horloge. L’heure approchait, mais Kimura n’arrivait pas.
Autour de moi, il devrait y avoir d’autres gens venus accompagner des voyageurs, mais je ne parvenais pas à distinguer lesquels.
Il était peut-être venu par le train de banlieue[1], et était sans doute arrivé directement sur le quai. Fébrile, je passais les portes et j’allais voir du côté du train à vapeur.
Mais Kimura n’était pas là non plus.
Au milieu des nombreuses personnes venues accompagnées les voyageurs, il n’y avait pas un seul visage familier.
J’allais à deux, trois reprises, fendant la foule, de l’avant à l’arrière du train.
Il y avait quelqu’un debout devant une fenêtre, un bouquet de fleurs à la main. Mélangées au reste du bouquet, deux ou trois fleurs d’un rouge profond, comme de petites flammes, semblaient ne cesser de grandir et de rétrécir.
En un instant, le train à vapeur se mit en branle, et devant moi tout devint clair. Alors que je me penchais vers le train, je finis par y monter complètement.


[1] Le texte dit 省線電車, shôsendensha littéralement, le train géré par le ministère. Au début du vingtième siècle, il y a avait effectivement un ministère des transports qui s’occupait de certaines lignes. Le terme servirait ici à différencier les train qui partent de la capitale vers le reste du pays, et les trains qui circulent à l’intérieur de Tokyo et de sa banlieue.

dimanche 2 octobre 2011

Auto-dérision

Le 24 juillet 1927, avant de se suicider à l'aide de somnifères, Akutagawa écrit ce poème, dans la tradition japonaise du jisei no ku (辞世の句 - que l'on peut traduire légèrement par "poème d'adieu").

自嘲
水洟や鼻の先だけ暮れ残る

(Jichô
Mizu banaya hana no saki dake kurenokoru

Auto-dérision
Ah, la goutte au nez! sur le bout de mon nez seul, la marque rouge du crépuscule) 


samedi 1 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)5



Je tentais d’ouvrir les yeux, mais il faisait encore nuit.
Je me rendormis.
Le bruit du vent paraissait s’amenuiser.
Subitement tout devint silencieux ; j’eus le sentiment de sombrer au fond de l’eau.
Quand je rouvris les yeux, il y avait enfin une faible lueur à la fenêtre.
Mais je me rendormis.
Je réfléchis tout en dormant.
Il était certain que le lieutenant et le cadavre n’étaient autres que des rêves. Le cadavre était donc le rêve de ma femme, et le lieutenant mon propre rêve. Mais qu’en était-il de Kimura ?
Dans ce salon d’un restaurant sombre avec jardin, où ils étaient tous trois, avec le lieutenant et la geisha, que s’était-il passé ?
Et alors que j’essayais de réfléchir, il ne faisait aucun doute que Kimura avait été assassiné par le lieutenant.
Et si c’était le cas, évidemment, qui avait donc rêvé cette suite ?
Et puis, après tout, moi-même n’avais-je pas été assassiné tout d’abord au milieu du rêve de quelqu’un d’autre ?
Mais cela, je ne pouvais pas le savoir.
Ma femme n’avait pas parlé d’odeur putride.
Et alors que j’essayais de réfléchir, il ne pouvait s’agir de cette main. Quelle main était-ce donc ?
La droite, la droite. Si l’on ne dressait que des mains droites, uniformément, au-dessus de la grille de Kudanzaka, ce serait si splendide !
Elles bougent du poignet jusqu’au bout des doigts.
Elles bougent, c’est embêtant. Il ne faut pas que ce soit sinistre.
Les soldats exécutent un salut.
S’il en est ainsi, ça n’a pas d’importance.
Puis le fil de ma pensée s’arrêta. Soulagé, je m’endormis à poings fermés.

mercredi 28 septembre 2011

Yūshūkan (遊就館)4



Toute la nuit le vent fit rage. Le bruit, comme si on frappait les cadres des fenêtres, ne cessait pas.
Tout en me sentant par intermittence menacé par ce bruit, je continuais de sommeiller à demi.
Subitement, je fus réveillé en entendant filtrer par la bouche de ma femme comme un sanglot animal. Tandis que ses paupières frémissait, de l’espace de sa bouche entrouverte se faisait entendre par bribes un son malsain.
Perdant contenance, j’entrepris de réveiller ma femme.
À deux, trois reprises, j’appelais : « Hé, hé ! ».
Ma femme semblait me répondre à travers cette voix animale.
Je m’affolais de plus en plus, et voulut lui faire ouvrir les yeux. J’allongeai une main et secouai son épaule.
À cet instant précis, elle poussa un cri de frayeur d’une voix d’outre-tombe et ouvrit les yeux.
« Qu’est-ce que j’ai eu peur… »
Ma femme, tout en disant cela, poussa un profond soupir et se mit à trembler de tout ses membres.
« Qu’y a-t-il ? », lui demandai-je. Moi aussi, mon corps tout entier semblait frissonner de peur.
« Ce rêve était trop effrayant, je ne supporterai d’en parler. »
« Ce genre de mauvais rêves, il vaut bien mieux finir par les raconter, voyons ».
« Mais c’était vraiment trop bizarre. On avait couché un cadavre à côté de moi. »
« Le cadavre de qui ? »
« Ça, je n’en sais rien. Je n’ai pas reconnu son visage, ni rien, mais c’était un cadavre imposant. »
« C’était ça, ton cauchemar ? »
« Non, pas seulement, après un moment, c’est devenu horrible ».
Elle frottait son visage du plat de ses mains.
« Après un moment, le cadavre a semblé bougé légèrement. On aurait dit qu’il se tournait vers moi. Puis alors que je le regardais, il s'est mis progressivement à remuer, et comme il allongeait sa main vers moi, j’ai eu peur et me suis sentie oppressée, et ce doit être à ce moment là que j’ai crié. »
« Mais si c’est ça, pourquoi as-tu crié ? »
Alors que je l’écoutai, je me sentis soudain mal à l’aise.
« Hé bien, je pensais fuir, et je me tordais sur moi-même, mais mon corps ne bougeait pas, et c’est donc pour ça que j’ai crié de toutes mes forces. Ce faisant, le cadavre commençait à se relever, et à se pencher vers moi, puis il a allongé sa main, c’était l’horreur. »
« Que se passait-il ? »
« Quand j’ai compris qu’il saisissait mon épaule, j’ai crié au même moment, et puis mes yeux sont ouverts, et voilà. »
Ma femme, d’un air soulagé, se releva légèrement. Incidemment, elle regarda mon visage et, choquée, me dit :
« Mais, tu es tout pâle. Que t’arrive-t-il ? »

lundi 26 septembre 2011

Yūshūkan (遊就館)3-2



Puis, soudain, le lieutenant arrêta de danser, et s’assit devant moi. Il étendit ses mains jaunes, faisant mime de me saisir le cou.
« Enfin, enfin… », dit la geisha, et elle repoussa ces mains.  « Konririyūnikikurage , rentaiki ha hashigodan, oyoshinasai yo »
En disant cela, elle prit une pose théâtrale, mais je n'y compris rien.
Ensuite, je bus, je ne me souvenais plus combien de verres. Au fond du jardin sombre, apparaissaient ci et là de petites lueurs vives.
La geisha semblait devenir de plus en plus belle. Mais quand je la vis se lever, elle me parut étrangement grande, et ses cheveux semblaient toucher le plafond.
Kimura, qui depuis tout à l’heure était resté assis, courba la tête et s’affala sur le sol.
« Hé, hé ! » appela soudain le lieutenant d’une voix effroyable. Les épaules de Kimura tremblaient convulsivement.
« Hé, hé ! » dit à nouveau le lieutenant.
Kimura se redressa raide comme un bâton. Son visage était livide.
Le lieutenant se tourna tout à coup vers moi.
« Professeur », dit-il. « Je viens vous accueillir ».
La geisha se leva précipitamment. Puis elle agrippa mon épaule et m’entraîna hors du salon.
La voiture dans laquelle on me fit monter roulait au-dessus d’une rivière sombre. Sur l’eau noirâtre, ça et là, de toutes parts, apparaissaient de petites lueurs vives pour disparaître aussitôt.

mercredi 31 août 2011

Gabadon! - ガヴァドン!


Parmi le peu de Ultraman réalisés par Jissôji Akio que j'ai eu la chance de regarder, un m'a particulièrement marquée - et pour cause : il met en scène un kaijû qui, dessiné par un enfant sur un gros tuyau en béton, se matérialise et terrorrise la ville... ou pas. Il s'agit en effet d'un triangle tout bête avec un oeil, qui devient en trois dimensions une sorte de dauphin blanc lourdeau, somnolent et mal dégrossi dont le charme des couinements n'a d'égal que celui de sa plainte d'éléphant baryton qui suit juste derrière. Petit résumé succinct de l'épisode en images.




Dessin de Gabadon par Jissôji lui-même (vendu sous forme de carte postale au musée de Kawasaki)



Le bonus étant cette photo trouvée par hasard, provenant d'un salon de thé malheureusement non identifié - Gabadon fait wagashi, fourré au haricots rouges !


samedi 30 juillet 2011

Yūshūkan (遊就館)3-1



Kimura Shin’chi, qui partait bientôt rejoindre son poste dans une école de filles en campagne, décida de nous servir un verre.
Comme c’est lui qui nous avait guidé, nous étions entré dans un restaurant au fond d’une ruelle étroite d’un petit quartier tout proche de Kudanzaka qu’il ne me semblait pas connaître jusqu’à maintenant.
Je fus aussitôt ivre.
Kimura lui aussi, le visage rouge, ôta ses lunettes.
« Ich ging einmal spazieren, je peux bien me laisser aller un peu. Hum, hein quoi. Mit einem schönen Jungen. »[1]
D’un drôle de façon, il semblait vouloir se mettre debout.  « D’un coup, ça s’est fini.  Heu, heu j’ai oublié bien sûr »
« Ha, alors » Je voulus répondre l’air sûr de moi. « Quand pars-tu ? »
« Le 29. Nous sommes le 7, donc si on enlève un jour, cela fait après demain hein. »
« C’est rapide ! »
« Non pas vraiment … »
« Bien sûr que si ! »
« Bien sûr que non ! »
« Ca a l’air rapide quand même … »
« Non c’est trop lent ! »
Il changea brusquement de visage et se leva en se tournant vers moi.
A ce moment, la porte coulissante s’ouvrit, laissant passer le lieutenant artilleur. Il passa devant moi d’un air décidé, et s’assit à la place d’honneur. Puis il se tourna vers moi et me salua.
« Puis-je me joindre à vous ? 
Le lieutenant, tout en me servant rapidement, regardait longuement Kimura.
« Hé, Kimura ! » dis-je. Ma voix était si forte qu’elle me surprit moi-même. « Ce lieutenant est bizarre, hein »
« Professeur Noda » m’appela le lieutenant d’une voix douce. « Ce n’est pas une chose à dire. Je voulais vous rencontrer aujourd’hui, je peux vous proposer un verre ? »
Puis, après m’avoir tendu une coupe, sa main s’agita étrangement. Cette main était complètement jaune. « Monsieur Noda » cria cette fois-ci Kimura. « C’est bien agréable, puisque je quitte Tokyo désormais… C’est tout même bien agréable… »
« Allons-y ! Buvons ! » dit le lieutenant en se levant. « En l’honneur de votre départ, ce soir, c’est moi qui paie ! »
Dit-il, à ce que je crus comprendre.
Puis nous finîmes par nous lever tous trois.
Nous montâmes dans la voiture du lieutenant, et il sembla que nous roulâmes longtemps dans la pénombre du quartier. Alors que je pensais que les ombres qui s’allongeaient par la fenêtre devenaient de plus en plus imprécises, nous nous arrêtâmes soudain devant un vestibule tout éclairé.
En un instant nous eûmes devant nous un festin, et une belle geisha[2] nous versa à boire.
Le lieutenant, tout en nous regardant fixement, se leva. Puis, il se mit à chanter, marquant bizarrement le rythme du pied, tapant dans ses mains de temps à autre.
J’eus l’impression de me rappeler vaguement quelque chose, et regardai autour de moi. En deçà de la véranda grande ouverte, tout était sombre.
La chanson du lieutenant me rappela celle que j’entendis au loin un jour de pluie battante.


[1] « Je suis allé m’amuser une fois (….) avec un jeune et beau garçon ». (traduction à titre indicatif).
[2] Le texte original dit geigi (芸妓), appellation qui serait vraisemblablement d’un rang un peu inférieur à geisha – c'est-à-dire dont la valeur en tant qu’artiste serait un peu moins importante.

mardi 26 juillet 2011

Edogawa Ranpo / Ishii - Jissoji

江戸川乱歩全集:恐怖奇形人間 / Horros of Malformed Men (1969)



Un jeune médecin est enfermé contre son gré dans un institut psychiatrique, où il essuie une tentative de meurtre. Il décide de s'enfuir et part à la recherche de son passé...

Belle adaptation d'Edogawa Ranpo vue hier soir, ce film de Teruo Ishii a le mérite de mélanger avec bonheur des éléments extraits de nombreuses nouvelles (Le Lézard Noir, L'Île Panorama, Le Promeneur du grenier,...), le titre n'étant celui d'aucune nouvelle existante. Couleurs chargées, performances à l'appui, monstruosités montrées sans relâche avec quelques scènes mi-horrifiques mi-drôlatiques de sourires fous derrière des serpents, d'hommes déformés tournant nus au dessus d'une table d'opération, le film apporte un vrai regard personnel, neuf, et cohérent sur l'esthétique d'Edogawa Ranpo.  Il bénéficie également de la présence d'Hijikata Tatsumi - créateur du butô dans le rôle d'un des personnages principaux. Malgré le slogan alléchant de la bande annonce, l'érotisme est plus suggéré que montré, l'objet du film étant plutôt ses monstres, tant physiques que psychiques, et les codes du roman policier outranciers ne sont jamais qu'un cadre de pacotille laissant libre cours à l'esthétisme déviant d'Ishii qui nous livre donc un joli film de monstres scintillant comme un feu d'artifice sanglant.




Un blog en japonais analysant les rapports entre le scénario, le film existant et les nouvelles.
Midnight Eye sur le même film

La scène inspirée du Promeneur du grenier m'a rappelé l'adaptation de la nouvelle du même nom par Akio Jissôji, sortie en 1994(江戸歩物語:屋根裏の散歩者). Le film était plutôt réussi, jolies couleurs, mélodie de violon lancinante et assumant franchement son caractère érotique.





Nouvelle qui bénéficie aussi d'une autre adaptation, qui semble plus connue, de Noboru Tanaka, réalisateur de La Véritable Histoire d'Abe Sada.


lundi 25 juillet 2011

Yūshūkan (遊就館)2



....

Je marchai par grand vent en direction du Yūshūkan.
La montée de Kudanzaka se tordait sous le vent. Dans la tourmente elle donnait l’impression d’être bizarrement trop plate, lisse, à ne plus savoir où était réellement la pente.
Quand j’arrivais au Yūshūkan, devant se trouvaient des boulets de canon et des jambes de chevaux en grand nombre.
Je marchais dessus et me dépêchai d’arriver à l’entrée. Ci et là des pieds de chevaux, tournés vers le ciel, sautillaient en tremblotant. Et les endroits où je posais mes pieds s’amollissaient étrangement. Alors que je pensais que ce devait être les cuisses des chevaux, il apparut que  lorsque je foulais les boulets de canon,  mes pieds s’enfonçaient de même.
Le gardien du Yūshūkan n’avait pas d’oreilles.
J’essayai de me glisser sur le côté pour entrer, mais il n’y avait là ni sabres, ni armures, et dans l’immense vitrine qui semblait courir jusqu’au plafond, étaient allongés des cadavres vêtus d’uniformes militaires, entassés sur je ne sais combien d’étages. Comme l’odeur était par trop insupportable, alors que je songeais à rebrousser chemin,  à la porte se tenaient à présent deux gardiens sans oreilles qui grattaient frénétiquement des deux mains l’endroit de leur infirmité.
Je ne sais comment je sortis, mais je finis par m’enfuir, et lorsque j’essayai de me retourner peu après, un énorme canon, d’une longueur d’environ dix pylônes électriques reliés, et de la largeur de Kudanzaka, tourné vers le ciel d’ouest, crachait depuis sa gueule une fumée légère.


 ..... à suivre

dimanche 24 juillet 2011

靖国神社 - 御霊祭り

Du 13 au 16 juillet au Yasukuni jinja (Kudanshita, Tokyo) a eu lieu la Mitama Matsuri (御霊祭り ou traduit très très approximativement, fêtes en faveur des ancêtres). Occasion de voir donc une très belle matsuri digne de ce nom, gigantesque, pleine de monde, et de profiter de quelques attractions rares telles que l'Obake Yashiki (sorte de Maison des Horreurs) et la Misemonokoya (qui se rapproche plus ou moins de spectacles cirquesques,). Tout ça avec une touche très Shôwa, accompagné de brochettes de monjayaki, de bananes glacées au chocolat et de karumeyaki (sorte de meringue à laquelle a été ajoutée une farine légère) et de l'incontournable ramune (prononcer lamuné) dans sa bouteille de verre (sorte de limonade créée sous influence anglaise peu avant l'ère Meiji, fermée hermétiquement à l'aide d'une petite bille de verre à l'intérieur qui émet un joli son cristallin - devenu depuis la boisson symbole de toute matsuri).




Spectacle de la Misemonokoya (見世物小屋)
  assuré par les Deliciousweets (デリシャスウぃートツ)






Intérieur de l'Obake Yashiki (お化け屋敷)














vendredi 22 juillet 2011

Yūshūkan (遊就館)1 ー Uchida Hyakken (1934)


 Première partie d'un premier jet de traduction du japonais au français d'une nouvelle d'Uchida Hyakken, parue en 1934 dans le recueil 『旅順入城式』(Triomphant march into Port Arthur, trad. Rachel Di Nitto).


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Yūshūkan[1]

La pluie, qui tombait sans discontinuer depuis le début de l’après-midi, soudain cessa.
Mais le voisinage était devenu plus sombre qu’auparavant, et les nuages lourds étaient si bas qu’ils semblaient reposer sur l’auvent de la maison.  Tout à coup dans le couloir une voix forte se fit entendre ; je sortis donc voir et sur la terre noire de l’entrée[2] se dressait un lieutenant artilleur étrange.

« Le professeur Noda est-il ici ? »
Le lieutenant, en disant cela, inclina la tête.
Puis, il enleva ses bottes et entra dans la maison.
« De quoi peut-il bien s’agir… »
essayai-je de demander. Le visage du lieutenant était jaune, tirant sur le verdâtre, et le pourtour de sa joue brillait comme s’il était humide.
« Mon bateau a été déplacé à Tokyo, je suis donc venu vous voir »
Mais je ne me souvenais pas du visage de ce lieutenant.
« Tokyo a bien changé, hein. Ce quartier surtout a l’air complètement différent. Vous portez-vous toujours bien, Professeur ? »
« Bien merci »
Je répondis de manière évasive. Le lieutenant, dont les mains jaunes bougeaient sans cesse, semblait les promener partout ci et là.
« Je vous remercie encore de votre bienveillance. A dire vrai, je vous ai croisé hier à Kudanzaka[3], c’est pour cela que je suis venu ».
Surpris, je regardais le visage du lieutenant. Hier, je n’étais pas sorti de la journée. Mais, d’entendre parler de Kudanzaka, j’éprouvai un malaise proche de l’effroi.
Le lieutenant me fixait sans fin de son regard froid. Je finis par sentir mon corps se paralyser, et fus pris d’un mauvais pressentiment.
A ce moment, j’entendis d’un endroit lointain une voix chantant une chanson. Mais je ne pus dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Peut-être même que ce n’était pas une chanson, mais plutôt quelqu’un qui pleurait.
Alors l’expression du lieutenant sembla changer progressivement. Son front étroit était devenu blême, et le lustre de ses joues avait disparu comme s’il avait été essuyé.
Soudain je pensai élever la voix et prendre un air terrible, mais ma gorge était sèche et je ne pus ouvrir la bouche.
Quand je m'aperçus combien j'étais effrayé par le bruit terrible de la pluie, j'étais recouvert de sueur du visage jusqu'au cou, comme si on me lavait. Quelque part, on entendait le bruit du clapotis de l'eau qui fuyait par le toit. Le lieutenant n'était plus là. Mais restait le sentiment d'une présence. La silhouette épouvantable du lieutenant se tenant soudain debout devant moi m'apparaît aujourd'hui encore comme si elle était devant mes yeux.


[1] Musée ouvert en 1882 dans l’enceinte du temple Yasukuni, à Tokyo, et qui rassemble tout ce qui a trait à la guerre (documents sur les soldats tombés sur le champ de bataille, autres données militaires, uniformes, matériel…)
[2] 土間 : entrée d’une maison japonaise en terre battue. On accède à l’intérieur proprement dit à l’aide d’une marche.
[3] Montée qui mène au Yasukuni.

PS : Taisho se termine bien en 1927. Mais le ton de cette nouvelle ressortit pour une large part à l'esthétique mise en place par Meido (Le Royaume des Morts) écrit dans les années 20.