lundi 17 octobre 2011

Les fausses lunettes



Murayama Tomoyoshi se marie en 1924 avec Okauchi Kazuko. Elle écrit déjà des histoires pour les enfants avant son mariage, et ne se contente pas uniquement de partager sa coupe de cheveux avec son mari, puisqu'ils créent ensemble quelques uns des premiers dessins animés pour enfant au Japon (elle écrit, il dessine).



Les fausses lunettes (おもちゃのめがね)- Murayama Kazuko (1903 - 1946)


                                   




Il était une fois une vieille femme. Comme ses yeux étaient devenus très faibles, elle voulut une paire de lunettes, et mettant ses économies dans son portefeuille, elle alla chez le lunetier. Elle dit :
« Monsieur le lunetier, je vous donne tout l’argent qui est dans ce porte-monnaie, alors vendez moi vos meilleures lunettes. » Le lunetier regarda dans le porte-monnaie, et n’y trouvant que 20 pièces de cuivre de 5 rin[1], malgré sa déception, se dit que 10 sen, c'était toujours dix sen, et que n'en faire pas profit c'était ne rien gagner du tout :
« Madame. Il y a tout juste dix sen. » et disant ces mots lui donna de fausses lunettes. La vieille femme, toute heureuse, les prit et rentra chez elle.
Le soir, elle reçut le journal, chaussa ses lunettes et commença à lire. Mais elle ne pouvait distinguer un seul caractère. Fatiguée d’écarquiller les yeux comme des soucoupes, elle s’endormit. Puis elle oublia tout à fait cette histoire de lunettes.

Un mois passa, et la vieille femme s’apercevant de nouveau que ses yeux étaient faibles, rassembla ses économies, alla chez le lunetier. Mais évidemment il y avait tout juste vingt pièces de cuivre de 5 rin, et le lunetier comme auparavant lui donna de fausses lunettes. La vieille femme les chaussa, mais ne pouvait distinguer un seul caractère, et oublia sur le champ cette histoire de lunettes. Cela se répéta de mois en mois, et finalement la maison de la vieille femme fut pleine de lunettes factices. A tel point qu’elle ne pouvait plus dormir chez elle la nuit. La vieille femme, triste, se mit à pleurer.

Les fausses lunettes virent pleurer la vieille femme, et la prirent en pitié, et courbèrent leur corps, rétrécirent leurs mains, de manière à devenir toutes petites mais rien n’y fit.
La vieille femme les vit et cela lui fendit le cœur. Puis, finalement, elle prit sa résolution et décida de les échanger au marchand de jouet du quartier contre 5 yens et 50 sens.
Avec ses 5 yens et 50 sens, elle alla encore une fois chez le lunetier. Il compta l’argent, et lui donna cette fois-ci de vraies lunettes. La vieille femme n’eut plus besoin d’aller acheter des lunettes, et dans sa maison désormais spacieuse, put enfin tranquillement lire le journal.


[1] 0,001 yens.
Texte original  Aozora Bunko

jeudi 13 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)9



Le jour suivant, je me rendis chez Kimura, en banlieue.
Sur la porte était placardé un panneau « à louer ».
J’allais au porche de la maison voisine pour essayer d’en savoir plus.
Un vieil homme à longue barbe sortit, et me dit :
« Monsieur Kimura, voyons, cela fait bien dix jours qu’il a quitté les lieux »
« Et après cela il a du partir immédiatement pour la campagne ? »
« Oui, c’est cela même. Notre fils et nous-mêmes nous le trouvions bien gentil, nous l’avons donc accompagné jusqu’à la gare. »
« Plus de dix jours, c’est bien cela ? »
« C’est bien cela. Cela fait peut-être même déjà deux semaines, voyons… »
Sur ces mots, le vieil homme, tout en tirant sur sa barbe,  s’abîma dans ses pensées.



(fin.)


jeudi 6 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)8



Je montais la colline de Kudan. Le ciel, coupé en deux par le grand torii[1] était aussi bleu que la mer. Le feuillage et les troncs des cerisiers alignés de chaque côté étaient imprégnés de lumière.
Je foulais les pavés balayés avec soin, et me retrouvai devant l’entrée du Yūshūkan.
« Viens par ici » me dit-on à voix basse.
Surpris, je regardais autour de moi, et de l’autre côté des pavés se tenait un gendarme. Lorsque mon regard arriva à sa hauteur, il dit une seconde fois de la même voix « Viens par ici ».
Cependant, en même temps qu’il disait cela, pas un seul trait de son visage ne bougeait. Il fit mine d’avancer le pied gauche, toujours dans la même posture qu’auparavant, droit comme une statue.
Un jeune garçon qui portait à la main une casquette et semblait vouloir de faufiler de mon côté, tout en tirant son vélo, se découragea et se rapprocha du gendarme.
Le gendarme se retourna vivement.  Puis, ayant l’air d’encourager le jeune garçon, il finit par s’avancer.
Moi, à l’entrée, je me demandais ce que je devais faire.
Une fois que je serai passé à l’intérieur, je serais sûrement soulagé.  Je savais qu’il n’y avait rien que je puisse craindre à ce point.
Même s’il était de plus en plus évident que je n’avais aucune raison de m’inquiéter,  ou peut-être à cause de cela, je n’y étais pas très enclin.
J’entrais cependant.
L’intérieur était plus étroit que je ne le pensais, et très lumineux. Je passais comme en courant entre les arcs et les flèches, les drapeaux, les armures alignés.
Il n’y avait qu’une grande vitrine.
Des poupées à taille humaine présentaient les uniformes militaires d’autrefois.
Quand je passais devant les centaines de lames nues exposées, mon visage et mes mains m’apparaissaient saccadés.
Précipitamment, je quittais l’espace de la vitrine d’exposition.
Couvert d’une blouse qui ressemblait à un manteau de pluie, chaussé de sandales tressées à semelles de bois, le gardien, l’œil suspicieux, me dévisageait.
Je quittai l’espace où se trouvaient les fusils, passait devant les canons décorés, et alors  que j’arrivais vers la sortie, j’entrevis quelque chose d’horrible.
Précisément à l’endroit gagné par les ombres, où la lumière parvenait mal, se trouvait une vitrine excessivement grande. À l’intérieur, cinq ou six poupées habillées d’uniformes militaires se tenaient debout. Cependant, ni la taille, ni l’aspect, rien ne laissait penser qu’il s’agissait bien de poupées. Les mains et le visage qui seuls dépassaient étaient d’un drôle de jaune.
J’eus une soudaine envie de vomir.
Je me précipitais à l’extérieur ; le gardien de la porte de sortie, le regard à l’affût, me dévisageait.


[1] Construction constituée de deux piliers surmontés d’une pièce horizontale, généralement en bois peint en rouge qui marque l’entrée d’un temple shintō.

mardi 4 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)7



Au terminus, je descendis du train, et au bout du court chemin que j’empruntais, il y avait un restaurant chinois, un grand et affreux Chinois planté devant l’entrée.
Je m’engouffrais à l’intérieur.
Sur la terre noire et moite, au fond de cette entrée trop grande, était planté, silencieux, un Chinois identique à celui que j’avais vu à l’entrée. Le visage, la taille, absolument rien ne semblait différent. Je me demandais si c’était le même homme. Mais c’était impossible.
Le Chinois, subitement, se mit à rire et s’approcha de moi. Puis il s’enquit de ma commande.
Je m’assis sur une chaise crasseuse et me mit à réfléchir.
Alors même que je croyais avoir recouvré mes esprits, ça n’avait évidemment pas duré.
Pourquoi Kimura n’était-il pas là ? Et ce qui venait de se passer avec ce Chinois était inquiétant aussi.
Les plats que j’avais commandés arrivaient un à un. Je les ai tous mangés avec délices. Comme je n’avais rien mangé depuis le matin, j’avais le ventre creux.
J’eus envie de boire de l’alcool chinois.
Sur la bouteille ornée d’une étiquette rouge posée sur l’étagère d’en face était écrit « Alcool d’écorce d’aralia »[1]. Je commandai, mais le Chinois refusa. A côté, sur une bouteille à l’étiquette bleue était écrit  « Manoir de la vache de Takahashi »[2] « Alors, celui-là conviendra » dis-je, mais il refusa de même.  Puis,
« Monsieur, vous avez laissé votre estomac crier famine depuis ce matin avant de venir ici. Vous avez sans doute rencontré une jolie donzelle… »
Je me tus.
« Mais monsieur, vous avez un souci. Ça se voit. Votre ami, il est mort non ? Comme c’est dommage. »
Je regardai le visage du Chinois. Il souriait et me toisait.


[1] Il n’est pas sûr que le nom ait vraiment une signification. Le texte indique Gokahishu(五加皮酒)
[2] Même remarque que ci-dessus. 牛荘高梁.

lundi 3 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)6




Comme Kimura devait partir de la gare de Tōkyō par le train express du matin, je m’y rendis  pour lui dire au revoir.
Le ciel du printemps tardif était clair, et des pigeons volaient autour de la tour de l’horloge. L’heure approchait, mais Kimura n’arrivait pas.
Autour de moi, il devrait y avoir d’autres gens venus accompagner des voyageurs, mais je ne parvenais pas à distinguer lesquels.
Il était peut-être venu par le train de banlieue[1], et était sans doute arrivé directement sur le quai. Fébrile, je passais les portes et j’allais voir du côté du train à vapeur.
Mais Kimura n’était pas là non plus.
Au milieu des nombreuses personnes venues accompagnées les voyageurs, il n’y avait pas un seul visage familier.
J’allais à deux, trois reprises, fendant la foule, de l’avant à l’arrière du train.
Il y avait quelqu’un debout devant une fenêtre, un bouquet de fleurs à la main. Mélangées au reste du bouquet, deux ou trois fleurs d’un rouge profond, comme de petites flammes, semblaient ne cesser de grandir et de rétrécir.
En un instant, le train à vapeur se mit en branle, et devant moi tout devint clair. Alors que je me penchais vers le train, je finis par y monter complètement.


[1] Le texte dit 省線電車, shôsendensha littéralement, le train géré par le ministère. Au début du vingtième siècle, il y a avait effectivement un ministère des transports qui s’occupait de certaines lignes. Le terme servirait ici à différencier les train qui partent de la capitale vers le reste du pays, et les trains qui circulent à l’intérieur de Tokyo et de sa banlieue.

dimanche 2 octobre 2011

Auto-dérision

Le 24 juillet 1927, avant de se suicider à l'aide de somnifères, Akutagawa écrit ce poème, dans la tradition japonaise du jisei no ku (辞世の句 - que l'on peut traduire légèrement par "poème d'adieu").

自嘲
水洟や鼻の先だけ暮れ残る

(Jichô
Mizu banaya hana no saki dake kurenokoru

Auto-dérision
Ah, la goutte au nez! sur le bout de mon nez seul, la marque rouge du crépuscule) 


samedi 1 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)5



Je tentais d’ouvrir les yeux, mais il faisait encore nuit.
Je me rendormis.
Le bruit du vent paraissait s’amenuiser.
Subitement tout devint silencieux ; j’eus le sentiment de sombrer au fond de l’eau.
Quand je rouvris les yeux, il y avait enfin une faible lueur à la fenêtre.
Mais je me rendormis.
Je réfléchis tout en dormant.
Il était certain que le lieutenant et le cadavre n’étaient autres que des rêves. Le cadavre était donc le rêve de ma femme, et le lieutenant mon propre rêve. Mais qu’en était-il de Kimura ?
Dans ce salon d’un restaurant sombre avec jardin, où ils étaient tous trois, avec le lieutenant et la geisha, que s’était-il passé ?
Et alors que j’essayais de réfléchir, il ne faisait aucun doute que Kimura avait été assassiné par le lieutenant.
Et si c’était le cas, évidemment, qui avait donc rêvé cette suite ?
Et puis, après tout, moi-même n’avais-je pas été assassiné tout d’abord au milieu du rêve de quelqu’un d’autre ?
Mais cela, je ne pouvais pas le savoir.
Ma femme n’avait pas parlé d’odeur putride.
Et alors que j’essayais de réfléchir, il ne pouvait s’agir de cette main. Quelle main était-ce donc ?
La droite, la droite. Si l’on ne dressait que des mains droites, uniformément, au-dessus de la grille de Kudanzaka, ce serait si splendide !
Elles bougent du poignet jusqu’au bout des doigts.
Elles bougent, c’est embêtant. Il ne faut pas que ce soit sinistre.
Les soldats exécutent un salut.
S’il en est ainsi, ça n’a pas d’importance.
Puis le fil de ma pensée s’arrêta. Soulagé, je m’endormis à poings fermés.