samedi 30 juillet 2011

Yūshūkan (遊就館)3-1



Kimura Shin’chi, qui partait bientôt rejoindre son poste dans une école de filles en campagne, décida de nous servir un verre.
Comme c’est lui qui nous avait guidé, nous étions entré dans un restaurant au fond d’une ruelle étroite d’un petit quartier tout proche de Kudanzaka qu’il ne me semblait pas connaître jusqu’à maintenant.
Je fus aussitôt ivre.
Kimura lui aussi, le visage rouge, ôta ses lunettes.
« Ich ging einmal spazieren, je peux bien me laisser aller un peu. Hum, hein quoi. Mit einem schönen Jungen. »[1]
D’un drôle de façon, il semblait vouloir se mettre debout.  « D’un coup, ça s’est fini.  Heu, heu j’ai oublié bien sûr »
« Ha, alors » Je voulus répondre l’air sûr de moi. « Quand pars-tu ? »
« Le 29. Nous sommes le 7, donc si on enlève un jour, cela fait après demain hein. »
« C’est rapide ! »
« Non pas vraiment … »
« Bien sûr que si ! »
« Bien sûr que non ! »
« Ca a l’air rapide quand même … »
« Non c’est trop lent ! »
Il changea brusquement de visage et se leva en se tournant vers moi.
A ce moment, la porte coulissante s’ouvrit, laissant passer le lieutenant artilleur. Il passa devant moi d’un air décidé, et s’assit à la place d’honneur. Puis il se tourna vers moi et me salua.
« Puis-je me joindre à vous ? 
Le lieutenant, tout en me servant rapidement, regardait longuement Kimura.
« Hé, Kimura ! » dis-je. Ma voix était si forte qu’elle me surprit moi-même. « Ce lieutenant est bizarre, hein »
« Professeur Noda » m’appela le lieutenant d’une voix douce. « Ce n’est pas une chose à dire. Je voulais vous rencontrer aujourd’hui, je peux vous proposer un verre ? »
Puis, après m’avoir tendu une coupe, sa main s’agita étrangement. Cette main était complètement jaune. « Monsieur Noda » cria cette fois-ci Kimura. « C’est bien agréable, puisque je quitte Tokyo désormais… C’est tout même bien agréable… »
« Allons-y ! Buvons ! » dit le lieutenant en se levant. « En l’honneur de votre départ, ce soir, c’est moi qui paie ! »
Dit-il, à ce que je crus comprendre.
Puis nous finîmes par nous lever tous trois.
Nous montâmes dans la voiture du lieutenant, et il sembla que nous roulâmes longtemps dans la pénombre du quartier. Alors que je pensais que les ombres qui s’allongeaient par la fenêtre devenaient de plus en plus imprécises, nous nous arrêtâmes soudain devant un vestibule tout éclairé.
En un instant nous eûmes devant nous un festin, et une belle geisha[2] nous versa à boire.
Le lieutenant, tout en nous regardant fixement, se leva. Puis, il se mit à chanter, marquant bizarrement le rythme du pied, tapant dans ses mains de temps à autre.
J’eus l’impression de me rappeler vaguement quelque chose, et regardai autour de moi. En deçà de la véranda grande ouverte, tout était sombre.
La chanson du lieutenant me rappela celle que j’entendis au loin un jour de pluie battante.


[1] « Je suis allé m’amuser une fois (….) avec un jeune et beau garçon ». (traduction à titre indicatif).
[2] Le texte original dit geigi (芸妓), appellation qui serait vraisemblablement d’un rang un peu inférieur à geisha – c'est-à-dire dont la valeur en tant qu’artiste serait un peu moins importante.

mardi 26 juillet 2011

Edogawa Ranpo / Ishii - Jissoji

江戸川乱歩全集:恐怖奇形人間 / Horros of Malformed Men (1969)



Un jeune médecin est enfermé contre son gré dans un institut psychiatrique, où il essuie une tentative de meurtre. Il décide de s'enfuir et part à la recherche de son passé...

Belle adaptation d'Edogawa Ranpo vue hier soir, ce film de Teruo Ishii a le mérite de mélanger avec bonheur des éléments extraits de nombreuses nouvelles (Le Lézard Noir, L'Île Panorama, Le Promeneur du grenier,...), le titre n'étant celui d'aucune nouvelle existante. Couleurs chargées, performances à l'appui, monstruosités montrées sans relâche avec quelques scènes mi-horrifiques mi-drôlatiques de sourires fous derrière des serpents, d'hommes déformés tournant nus au dessus d'une table d'opération, le film apporte un vrai regard personnel, neuf, et cohérent sur l'esthétique d'Edogawa Ranpo.  Il bénéficie également de la présence d'Hijikata Tatsumi - créateur du butô dans le rôle d'un des personnages principaux. Malgré le slogan alléchant de la bande annonce, l'érotisme est plus suggéré que montré, l'objet du film étant plutôt ses monstres, tant physiques que psychiques, et les codes du roman policier outranciers ne sont jamais qu'un cadre de pacotille laissant libre cours à l'esthétisme déviant d'Ishii qui nous livre donc un joli film de monstres scintillant comme un feu d'artifice sanglant.




Un blog en japonais analysant les rapports entre le scénario, le film existant et les nouvelles.
Midnight Eye sur le même film

La scène inspirée du Promeneur du grenier m'a rappelé l'adaptation de la nouvelle du même nom par Akio Jissôji, sortie en 1994(江戸歩物語:屋根裏の散歩者). Le film était plutôt réussi, jolies couleurs, mélodie de violon lancinante et assumant franchement son caractère érotique.





Nouvelle qui bénéficie aussi d'une autre adaptation, qui semble plus connue, de Noboru Tanaka, réalisateur de La Véritable Histoire d'Abe Sada.


lundi 25 juillet 2011

Yūshūkan (遊就館)2



....

Je marchai par grand vent en direction du Yūshūkan.
La montée de Kudanzaka se tordait sous le vent. Dans la tourmente elle donnait l’impression d’être bizarrement trop plate, lisse, à ne plus savoir où était réellement la pente.
Quand j’arrivais au Yūshūkan, devant se trouvaient des boulets de canon et des jambes de chevaux en grand nombre.
Je marchais dessus et me dépêchai d’arriver à l’entrée. Ci et là des pieds de chevaux, tournés vers le ciel, sautillaient en tremblotant. Et les endroits où je posais mes pieds s’amollissaient étrangement. Alors que je pensais que ce devait être les cuisses des chevaux, il apparut que  lorsque je foulais les boulets de canon,  mes pieds s’enfonçaient de même.
Le gardien du Yūshūkan n’avait pas d’oreilles.
J’essayai de me glisser sur le côté pour entrer, mais il n’y avait là ni sabres, ni armures, et dans l’immense vitrine qui semblait courir jusqu’au plafond, étaient allongés des cadavres vêtus d’uniformes militaires, entassés sur je ne sais combien d’étages. Comme l’odeur était par trop insupportable, alors que je songeais à rebrousser chemin,  à la porte se tenaient à présent deux gardiens sans oreilles qui grattaient frénétiquement des deux mains l’endroit de leur infirmité.
Je ne sais comment je sortis, mais je finis par m’enfuir, et lorsque j’essayai de me retourner peu après, un énorme canon, d’une longueur d’environ dix pylônes électriques reliés, et de la largeur de Kudanzaka, tourné vers le ciel d’ouest, crachait depuis sa gueule une fumée légère.


 ..... à suivre

dimanche 24 juillet 2011

靖国神社 - 御霊祭り

Du 13 au 16 juillet au Yasukuni jinja (Kudanshita, Tokyo) a eu lieu la Mitama Matsuri (御霊祭り ou traduit très très approximativement, fêtes en faveur des ancêtres). Occasion de voir donc une très belle matsuri digne de ce nom, gigantesque, pleine de monde, et de profiter de quelques attractions rares telles que l'Obake Yashiki (sorte de Maison des Horreurs) et la Misemonokoya (qui se rapproche plus ou moins de spectacles cirquesques,). Tout ça avec une touche très Shôwa, accompagné de brochettes de monjayaki, de bananes glacées au chocolat et de karumeyaki (sorte de meringue à laquelle a été ajoutée une farine légère) et de l'incontournable ramune (prononcer lamuné) dans sa bouteille de verre (sorte de limonade créée sous influence anglaise peu avant l'ère Meiji, fermée hermétiquement à l'aide d'une petite bille de verre à l'intérieur qui émet un joli son cristallin - devenu depuis la boisson symbole de toute matsuri).




Spectacle de la Misemonokoya (見世物小屋)
  assuré par les Deliciousweets (デリシャスウぃートツ)






Intérieur de l'Obake Yashiki (お化け屋敷)














vendredi 22 juillet 2011

Yūshūkan (遊就館)1 ー Uchida Hyakken (1934)


 Première partie d'un premier jet de traduction du japonais au français d'une nouvelle d'Uchida Hyakken, parue en 1934 dans le recueil 『旅順入城式』(Triomphant march into Port Arthur, trad. Rachel Di Nitto).


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Yūshūkan[1]

La pluie, qui tombait sans discontinuer depuis le début de l’après-midi, soudain cessa.
Mais le voisinage était devenu plus sombre qu’auparavant, et les nuages lourds étaient si bas qu’ils semblaient reposer sur l’auvent de la maison.  Tout à coup dans le couloir une voix forte se fit entendre ; je sortis donc voir et sur la terre noire de l’entrée[2] se dressait un lieutenant artilleur étrange.

« Le professeur Noda est-il ici ? »
Le lieutenant, en disant cela, inclina la tête.
Puis, il enleva ses bottes et entra dans la maison.
« De quoi peut-il bien s’agir… »
essayai-je de demander. Le visage du lieutenant était jaune, tirant sur le verdâtre, et le pourtour de sa joue brillait comme s’il était humide.
« Mon bateau a été déplacé à Tokyo, je suis donc venu vous voir »
Mais je ne me souvenais pas du visage de ce lieutenant.
« Tokyo a bien changé, hein. Ce quartier surtout a l’air complètement différent. Vous portez-vous toujours bien, Professeur ? »
« Bien merci »
Je répondis de manière évasive. Le lieutenant, dont les mains jaunes bougeaient sans cesse, semblait les promener partout ci et là.
« Je vous remercie encore de votre bienveillance. A dire vrai, je vous ai croisé hier à Kudanzaka[3], c’est pour cela que je suis venu ».
Surpris, je regardais le visage du lieutenant. Hier, je n’étais pas sorti de la journée. Mais, d’entendre parler de Kudanzaka, j’éprouvai un malaise proche de l’effroi.
Le lieutenant me fixait sans fin de son regard froid. Je finis par sentir mon corps se paralyser, et fus pris d’un mauvais pressentiment.
A ce moment, j’entendis d’un endroit lointain une voix chantant une chanson. Mais je ne pus dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Peut-être même que ce n’était pas une chanson, mais plutôt quelqu’un qui pleurait.
Alors l’expression du lieutenant sembla changer progressivement. Son front étroit était devenu blême, et le lustre de ses joues avait disparu comme s’il avait été essuyé.
Soudain je pensai élever la voix et prendre un air terrible, mais ma gorge était sèche et je ne pus ouvrir la bouche.
Quand je m'aperçus combien j'étais effrayé par le bruit terrible de la pluie, j'étais recouvert de sueur du visage jusqu'au cou, comme si on me lavait. Quelque part, on entendait le bruit du clapotis de l'eau qui fuyait par le toit. Le lieutenant n'était plus là. Mais restait le sentiment d'une présence. La silhouette épouvantable du lieutenant se tenant soudain debout devant moi m'apparaît aujourd'hui encore comme si elle était devant mes yeux.


[1] Musée ouvert en 1882 dans l’enceinte du temple Yasukuni, à Tokyo, et qui rassemble tout ce qui a trait à la guerre (documents sur les soldats tombés sur le champ de bataille, autres données militaires, uniformes, matériel…)
[2] 土間 : entrée d’une maison japonaise en terre battue. On accède à l’intérieur proprement dit à l’aide d’une marche.
[3] Montée qui mène au Yasukuni.

PS : Taisho se termine bien en 1927. Mais le ton de cette nouvelle ressortit pour une large part à l'esthétique mise en place par Meido (Le Royaume des Morts) écrit dans les années 20.