jeudi 13 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)9



Le jour suivant, je me rendis chez Kimura, en banlieue.
Sur la porte était placardé un panneau « à louer ».
J’allais au porche de la maison voisine pour essayer d’en savoir plus.
Un vieil homme à longue barbe sortit, et me dit :
« Monsieur Kimura, voyons, cela fait bien dix jours qu’il a quitté les lieux »
« Et après cela il a du partir immédiatement pour la campagne ? »
« Oui, c’est cela même. Notre fils et nous-mêmes nous le trouvions bien gentil, nous l’avons donc accompagné jusqu’à la gare. »
« Plus de dix jours, c’est bien cela ? »
« C’est bien cela. Cela fait peut-être même déjà deux semaines, voyons… »
Sur ces mots, le vieil homme, tout en tirant sur sa barbe,  s’abîma dans ses pensées.



(fin.)


jeudi 6 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)8



Je montais la colline de Kudan. Le ciel, coupé en deux par le grand torii[1] était aussi bleu que la mer. Le feuillage et les troncs des cerisiers alignés de chaque côté étaient imprégnés de lumière.
Je foulais les pavés balayés avec soin, et me retrouvai devant l’entrée du Yūshūkan.
« Viens par ici » me dit-on à voix basse.
Surpris, je regardais autour de moi, et de l’autre côté des pavés se tenait un gendarme. Lorsque mon regard arriva à sa hauteur, il dit une seconde fois de la même voix « Viens par ici ».
Cependant, en même temps qu’il disait cela, pas un seul trait de son visage ne bougeait. Il fit mine d’avancer le pied gauche, toujours dans la même posture qu’auparavant, droit comme une statue.
Un jeune garçon qui portait à la main une casquette et semblait vouloir de faufiler de mon côté, tout en tirant son vélo, se découragea et se rapprocha du gendarme.
Le gendarme se retourna vivement.  Puis, ayant l’air d’encourager le jeune garçon, il finit par s’avancer.
Moi, à l’entrée, je me demandais ce que je devais faire.
Une fois que je serai passé à l’intérieur, je serais sûrement soulagé.  Je savais qu’il n’y avait rien que je puisse craindre à ce point.
Même s’il était de plus en plus évident que je n’avais aucune raison de m’inquiéter,  ou peut-être à cause de cela, je n’y étais pas très enclin.
J’entrais cependant.
L’intérieur était plus étroit que je ne le pensais, et très lumineux. Je passais comme en courant entre les arcs et les flèches, les drapeaux, les armures alignés.
Il n’y avait qu’une grande vitrine.
Des poupées à taille humaine présentaient les uniformes militaires d’autrefois.
Quand je passais devant les centaines de lames nues exposées, mon visage et mes mains m’apparaissaient saccadés.
Précipitamment, je quittais l’espace de la vitrine d’exposition.
Couvert d’une blouse qui ressemblait à un manteau de pluie, chaussé de sandales tressées à semelles de bois, le gardien, l’œil suspicieux, me dévisageait.
Je quittai l’espace où se trouvaient les fusils, passait devant les canons décorés, et alors  que j’arrivais vers la sortie, j’entrevis quelque chose d’horrible.
Précisément à l’endroit gagné par les ombres, où la lumière parvenait mal, se trouvait une vitrine excessivement grande. À l’intérieur, cinq ou six poupées habillées d’uniformes militaires se tenaient debout. Cependant, ni la taille, ni l’aspect, rien ne laissait penser qu’il s’agissait bien de poupées. Les mains et le visage qui seuls dépassaient étaient d’un drôle de jaune.
J’eus une soudaine envie de vomir.
Je me précipitais à l’extérieur ; le gardien de la porte de sortie, le regard à l’affût, me dévisageait.


[1] Construction constituée de deux piliers surmontés d’une pièce horizontale, généralement en bois peint en rouge qui marque l’entrée d’un temple shintō.

mardi 4 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)7



Au terminus, je descendis du train, et au bout du court chemin que j’empruntais, il y avait un restaurant chinois, un grand et affreux Chinois planté devant l’entrée.
Je m’engouffrais à l’intérieur.
Sur la terre noire et moite, au fond de cette entrée trop grande, était planté, silencieux, un Chinois identique à celui que j’avais vu à l’entrée. Le visage, la taille, absolument rien ne semblait différent. Je me demandais si c’était le même homme. Mais c’était impossible.
Le Chinois, subitement, se mit à rire et s’approcha de moi. Puis il s’enquit de ma commande.
Je m’assis sur une chaise crasseuse et me mit à réfléchir.
Alors même que je croyais avoir recouvré mes esprits, ça n’avait évidemment pas duré.
Pourquoi Kimura n’était-il pas là ? Et ce qui venait de se passer avec ce Chinois était inquiétant aussi.
Les plats que j’avais commandés arrivaient un à un. Je les ai tous mangés avec délices. Comme je n’avais rien mangé depuis le matin, j’avais le ventre creux.
J’eus envie de boire de l’alcool chinois.
Sur la bouteille ornée d’une étiquette rouge posée sur l’étagère d’en face était écrit « Alcool d’écorce d’aralia »[1]. Je commandai, mais le Chinois refusa. A côté, sur une bouteille à l’étiquette bleue était écrit  « Manoir de la vache de Takahashi »[2] « Alors, celui-là conviendra » dis-je, mais il refusa de même.  Puis,
« Monsieur, vous avez laissé votre estomac crier famine depuis ce matin avant de venir ici. Vous avez sans doute rencontré une jolie donzelle… »
Je me tus.
« Mais monsieur, vous avez un souci. Ça se voit. Votre ami, il est mort non ? Comme c’est dommage. »
Je regardai le visage du Chinois. Il souriait et me toisait.


[1] Il n’est pas sûr que le nom ait vraiment une signification. Le texte indique Gokahishu(五加皮酒)
[2] Même remarque que ci-dessus. 牛荘高梁.

lundi 3 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)6




Comme Kimura devait partir de la gare de Tōkyō par le train express du matin, je m’y rendis  pour lui dire au revoir.
Le ciel du printemps tardif était clair, et des pigeons volaient autour de la tour de l’horloge. L’heure approchait, mais Kimura n’arrivait pas.
Autour de moi, il devrait y avoir d’autres gens venus accompagner des voyageurs, mais je ne parvenais pas à distinguer lesquels.
Il était peut-être venu par le train de banlieue[1], et était sans doute arrivé directement sur le quai. Fébrile, je passais les portes et j’allais voir du côté du train à vapeur.
Mais Kimura n’était pas là non plus.
Au milieu des nombreuses personnes venues accompagnées les voyageurs, il n’y avait pas un seul visage familier.
J’allais à deux, trois reprises, fendant la foule, de l’avant à l’arrière du train.
Il y avait quelqu’un debout devant une fenêtre, un bouquet de fleurs à la main. Mélangées au reste du bouquet, deux ou trois fleurs d’un rouge profond, comme de petites flammes, semblaient ne cesser de grandir et de rétrécir.
En un instant, le train à vapeur se mit en branle, et devant moi tout devint clair. Alors que je me penchais vers le train, je finis par y monter complètement.


[1] Le texte dit 省線電車, shôsendensha littéralement, le train géré par le ministère. Au début du vingtième siècle, il y a avait effectivement un ministère des transports qui s’occupait de certaines lignes. Le terme servirait ici à différencier les train qui partent de la capitale vers le reste du pays, et les trains qui circulent à l’intérieur de Tokyo et de sa banlieue.

dimanche 2 octobre 2011

Auto-dérision

Le 24 juillet 1927, avant de se suicider à l'aide de somnifères, Akutagawa écrit ce poème, dans la tradition japonaise du jisei no ku (辞世の句 - que l'on peut traduire légèrement par "poème d'adieu").

自嘲
水洟や鼻の先だけ暮れ残る

(Jichô
Mizu banaya hana no saki dake kurenokoru

Auto-dérision
Ah, la goutte au nez! sur le bout de mon nez seul, la marque rouge du crépuscule) 


samedi 1 octobre 2011

Yūshūkan (遊就館)5



Je tentais d’ouvrir les yeux, mais il faisait encore nuit.
Je me rendormis.
Le bruit du vent paraissait s’amenuiser.
Subitement tout devint silencieux ; j’eus le sentiment de sombrer au fond de l’eau.
Quand je rouvris les yeux, il y avait enfin une faible lueur à la fenêtre.
Mais je me rendormis.
Je réfléchis tout en dormant.
Il était certain que le lieutenant et le cadavre n’étaient autres que des rêves. Le cadavre était donc le rêve de ma femme, et le lieutenant mon propre rêve. Mais qu’en était-il de Kimura ?
Dans ce salon d’un restaurant sombre avec jardin, où ils étaient tous trois, avec le lieutenant et la geisha, que s’était-il passé ?
Et alors que j’essayais de réfléchir, il ne faisait aucun doute que Kimura avait été assassiné par le lieutenant.
Et si c’était le cas, évidemment, qui avait donc rêvé cette suite ?
Et puis, après tout, moi-même n’avais-je pas été assassiné tout d’abord au milieu du rêve de quelqu’un d’autre ?
Mais cela, je ne pouvais pas le savoir.
Ma femme n’avait pas parlé d’odeur putride.
Et alors que j’essayais de réfléchir, il ne pouvait s’agir de cette main. Quelle main était-ce donc ?
La droite, la droite. Si l’on ne dressait que des mains droites, uniformément, au-dessus de la grille de Kudanzaka, ce serait si splendide !
Elles bougent du poignet jusqu’au bout des doigts.
Elles bougent, c’est embêtant. Il ne faut pas que ce soit sinistre.
Les soldats exécutent un salut.
S’il en est ainsi, ça n’a pas d’importance.
Puis le fil de ma pensée s’arrêta. Soulagé, je m’endormis à poings fermés.

mercredi 28 septembre 2011

Yūshūkan (遊就館)4



Toute la nuit le vent fit rage. Le bruit, comme si on frappait les cadres des fenêtres, ne cessait pas.
Tout en me sentant par intermittence menacé par ce bruit, je continuais de sommeiller à demi.
Subitement, je fus réveillé en entendant filtrer par la bouche de ma femme comme un sanglot animal. Tandis que ses paupières frémissait, de l’espace de sa bouche entrouverte se faisait entendre par bribes un son malsain.
Perdant contenance, j’entrepris de réveiller ma femme.
À deux, trois reprises, j’appelais : « Hé, hé ! ».
Ma femme semblait me répondre à travers cette voix animale.
Je m’affolais de plus en plus, et voulut lui faire ouvrir les yeux. J’allongeai une main et secouai son épaule.
À cet instant précis, elle poussa un cri de frayeur d’une voix d’outre-tombe et ouvrit les yeux.
« Qu’est-ce que j’ai eu peur… »
Ma femme, tout en disant cela, poussa un profond soupir et se mit à trembler de tout ses membres.
« Qu’y a-t-il ? », lui demandai-je. Moi aussi, mon corps tout entier semblait frissonner de peur.
« Ce rêve était trop effrayant, je ne supporterai d’en parler. »
« Ce genre de mauvais rêves, il vaut bien mieux finir par les raconter, voyons ».
« Mais c’était vraiment trop bizarre. On avait couché un cadavre à côté de moi. »
« Le cadavre de qui ? »
« Ça, je n’en sais rien. Je n’ai pas reconnu son visage, ni rien, mais c’était un cadavre imposant. »
« C’était ça, ton cauchemar ? »
« Non, pas seulement, après un moment, c’est devenu horrible ».
Elle frottait son visage du plat de ses mains.
« Après un moment, le cadavre a semblé bougé légèrement. On aurait dit qu’il se tournait vers moi. Puis alors que je le regardais, il s'est mis progressivement à remuer, et comme il allongeait sa main vers moi, j’ai eu peur et me suis sentie oppressée, et ce doit être à ce moment là que j’ai crié. »
« Mais si c’est ça, pourquoi as-tu crié ? »
Alors que je l’écoutai, je me sentis soudain mal à l’aise.
« Hé bien, je pensais fuir, et je me tordais sur moi-même, mais mon corps ne bougeait pas, et c’est donc pour ça que j’ai crié de toutes mes forces. Ce faisant, le cadavre commençait à se relever, et à se pencher vers moi, puis il a allongé sa main, c’était l’horreur. »
« Que se passait-il ? »
« Quand j’ai compris qu’il saisissait mon épaule, j’ai crié au même moment, et puis mes yeux sont ouverts, et voilà. »
Ma femme, d’un air soulagé, se releva légèrement. Incidemment, elle regarda mon visage et, choquée, me dit :
« Mais, tu es tout pâle. Que t’arrive-t-il ? »